Le Quatrième Évangile et son auteur

Le Quatrième Évangile ne nous est pas parvenu intégralement dans l'Oncial D(05). Le premier chapitre est lacunaire à partir du v 17.  Le second chapitre dans son entier et la premières page du chapitre trois  jusqu'au v. 15 sont manquants. Du chapitre 18 v.14 au chapitre 20 v.13 les pages du manuscrit ont été réécrites au IXs dans l'atelier Lyonnais du diacre Florus. En outre, le manuscrit recèle au chapitre 8  la péricope de la femme adultère qui se trouvait initialement en Luc à la césure des chapitres 21et 22 selon les manuscrits de la série f13. Des traces dans son Adversus Haereses manifestent qu'Irénée avait eu entre les mains l'ancêtre de l'Oncial D(05) (cf.1.3,4,14...; 7.37-39; 12.27; 17.5; 20.17, 31).

Le texte
Le texte de Evangile de Jean selon l'Oncial D(05) a fait l'objet de retouches de caractère stylistique (6.11), grammatical (1.6,13 ; 4.1,17; 6.22; 7.9... ) topographique (4.5,20, 45; 5.2; 6.1, 71; 11.54...) ou encore sociologique et historique (4.15, 42, 8.43, 11.16), tandis que des commentaires explicatifs à l'intention d'un auditoire qui ne connaissait ni la Judée ni la Galilée étaient ajoutés (4.9; 5,4).
L'évangéliste écrivait directement en grec (4.25) et sa réflexion théologique, toujours en recherche, a donné  lieu, elle aussi, à des retouches (4.11; 5.19; 5.32-34; 6.46; 8.24; 14.23,25,29; 9.18, 26) de la part de copistes qui se référaient aux Synoptiques (4.26; 5.3 et 6.15 D(05) et qui eurent tendance à spiritualiser le texte initial (6.25, 26, 52; 10.10; 11.33).
 

L'auteur et son témoin
Le chapitre 20 s'achève sur un verset de conclusion tandis qu'avec le chapitre 21 deux épisodes supplémentaires furent adjoints après coup et clôturés par un nouveau verset de conclusion, écrit par une tierce personne. La tradition transmise dans les prologues anti-marcionites identifiait ce personnage à Papias de Hierapolis qui, secrétaire-copiste, aurait écrit tout le livre sous la dictée de l'évangéliste. C'est ce qu'illustre la miniature du manuscrit enluminé de la Bibliothèque Vaticane.
              Manuscrit Urb grec 2, XIIe siècle
Ce personnage parlait en “nous” et en “Je”, insérant son témoignage à la fin du livre en concluant: "Nous savons que véridique est son témoignage. Il y a beaucoup d'autres choses, toutes celles qu'a faites le Christ Jésus; celles-ci si elles étaient écrites l'une après l'autre, pas même le monde, je pense, ne contiendrait les livres qui seraient écrits” (Jn 21.25). Il convient de le distinguer tant de l'auteur de l'évangile que du disciple bien-aimé sur le témoignage duquel il s'était basé:  “c'est ce disciple qui a témoigné au sujet de ces choses et qui les a écrites” (Jn 21.24). Le disciple en question avait donc mis par écrit ce dont il avait été témoin ; et en effet, dans les deux épisodes du chapitre 21, il est l'un des protagonistes. Par contre, il serait imprudent d'étendre la portée de ce verset à l'ensemble du livre, puisque le disciple bien-aimé, qui n'apparaît qu'à partir du chapitre 13, n'avait pas participé à tous les événements du récit.

Quant à l'évangéliste, il se différenciait lui même de son témoin puisqu'il écrivait: ”Et celui qui a vu rend témoignage ; véridique est son témoignage, et celui-là sait qu'il dit vrai afin que vous aussi vous croyiez”. Le témoin oculaire n'était autre que le disciple bien-aimé qui se trouvait au pied de la croix avec la mère de Jésus. Quant à celui-là il est impératif que ce soit un autre que lui puisque personne ne peut, valablement, se rendre témoignage à soi-même, comme le rappelait Jésus (Jn 5.31). Celui-là ne serait autre que l'évangéliste qui s'adressait à son auditoire pour qu'il croie. La lecture obvie serait celle-là. Cependant la tradition a fait de l'évangéliste et de son témoin un seul et même personnage et l'a identifié à l'apôtre Jean, fils de Zébédée et frère de Jacques, et ce, bien qu'il ait été illettré. L’Apocalypse avait été écrite par un certain Jean, les épîtres Johanniques par un Ancien si bien que l'auteur du Quatrième Évangile pourrait être ce Jean l'Ancien auquel Papias faisaitt allusion dans ses écrits (cf. Eusèbe, HE III.15).

Le style des discours de Jésus est identique à celui du prologue composé par l'évangéliste.  Donnant libre cours à son inspiration, il a su donner toute la profondeur de sa méditation sur le mystère du Christ tout au long de son livre; ainsi disposait-il d'une très grande liberté de création dans sa quête de la réalité subsistant au-delà des apparences. Et, bien que désireux d'appuyer l'autorité spirituelle de Jésus, il l'a paradoxalement présenté subsidiaire du Père et se soumettant à lui (cf. Jn 8.42), une théologie qui a eu des répercussions considérables sur la spiritualité chrétienne.

Par ailleurs, il ne s'est guère formalisé des toponymes de Judée et de Galilée, extraits de ses souvenirs devenus flous, et difficilement identifiables sur le terrain, la réalité subsistant au-delà des apparences étant plus à rechercher que la connaissance topographique.

Le témoignage qu'il sut recueillir du disciple bien-aimé sur la mort de Jésus est un point central de son récit; cependant  la façon dont Jésus fut enseveli pose question; il ne pouvait avoir été embaumé avec 30kg de myrrhe et d'aloès par Nicodème, puisque les Juifs n'embaumaient pas leurs morts. Quitte à contredire les Synoptiques, l'évangéliste positionnait des hommes et non des femmes pour donner les derniers soins au corps du supplicié ; mais de la sorte il confiait un rôle d'importance à Nicodème, cet habitant de Jérusalem riche et puissant et contemporain de Jésus. Ce même Nicodème n'aurait pas compris les paroles de Jésus et il aurait eu avec lui un quiproquo; l'adverbe grec ἀνῶθεν signifiant de nouveau,  il avait pensé à tort que Jésus lui demandait de réintégrer le sein de sa mère pour naître à nouveau; mais ἀνῶθεν signifie aussi d'En Haut et Jésus lui proposait de renaître dans l'Esprit Saint. Ce double sens de l'adverbe n'existant ni en hébreu ni en araméen, il s'en suit que l'évangéliste avait rédigé directement en grec cet épisode de sa conception; en effet, il n'y a pas de raisons qu'avec le Juif Nicodème Jésus ait échangé en grec plutôt qu'en hébreu ou en araméen.

Le disciple bien aimé témoin des faits
                                                                                               MSS Varican grec 1162, XIe siècle.
Ce disciple, désigné comme celui qu'aimait Jésus a pu être identifié à Thomas ou bien à Lazare. Mais un rapprochement avec Nathanël dont le nom signifie "donné par Dieu" semble plus obvie. En effet, Nathanaël était l'un de ceux qui accompagnaient Jésus lors de la pêche miraculeuse du chapitre 21 ; il était déjà avec les premiers disciples de Jésus au chapitre 1, et c'est le seul que Jésus ait félicité en le qualifiant de vrai fils d'Israël. On se souvient que le  Jacob de la Génèse, qui avait reçu le nom d'Israël (fort contre Dieu), n'hésitait pas à emprunter des chemins tortueux. Si donc Nathanaël était un ”vrai fils d'Israël”, c'est par ce qu'à l'inverse de Jacob ses intentions étaient droites. Jésus lui promit qu'il verrait les anges de Dieu monter et descendre au dessus du Fils de l'homme, faisant allusion au songe de Jacob dont l'échelle, intermédiaire entre Dieu et les humains, devint un symbole du temple de Jérusalem; et  Jésus ne comparait-il pas son corps au temple (Jn 2.19)?

Nathanaël était de Cana en Galilée et Jésus l'avait “vu sous le figuier”, un symbole d'amour dans tout le pourtour méditerranéen.       
       Les Noces de Cana, Holkham Bible Picture Book XIVs (BL Add MS 47682)

Comment Nathanaël ne serait-il  pas l'époux du mariage de Cana au cours duquel  Jésus changea l'eau en vin à la prière de Marie ? C'est pour lui que Jésus aurait accompli ce signe. Il réapparaît ensuite au chapitre 13 sous la dénomination du disciple que Jésus aimait ; au pied de la croix avec Marie, il témoignait avoir vu couler l'eau et le sang du côté transpercé de Jésus, constatant ainsi sa mort. Le linceul de Turin confirme ses dires, car la plaie causée par le coup de lance a empreint le tissu avec de l'eau et du sang. 

Or, se trouvait aussi au pied de la croix la femme de Clopas qui, s'appelant également Marie, ne saurait être la sœur, mais la belle-sœur de la mère de Jésus, sinon une parente selon la large acception du grec ἀδέλφη.  Quant à son mari Clopas, s'impose de faire le lien avec le Cleopas de Lc 24.18 qui fut rejoint sur la route par Jésus ressuscité. Il était accompagné d'un disciple qui avait étrangement souhaité rester dans l'anonymat et derrière lequel se profile le disciple bien-aimé qui souhaitait demeurer anonyme. Cléopas permet de faire le lien entre eux et de les réunir en un seul et même personnage, celui de Nathanaël. Inconnu des Synoptiques, Nathanaël était vraisemblablement un prête-nom derrière lequel il conviendrait d'entrevoir un personnage familier des apôtres et bien connu de Luc qui portait un regard de caractère historique sur la vie Jésus. Ce Nathanaël, disciple bien aimé de Jésus, serait à identifier avec celui qui fut communément appelé Jacques le frère du Seigneur. Pour ne pas faire d'ombre au ministère de Jésus et ne pas exciter la jalousie des apôtres, il aurait demandé à Luc de le garder dans l'anonymat. Luc l'a cependant nommé dans les Actes, entouré d'une myriade de croyants (Ac 21.20). Mais Paul entra gravement en conflit avec lui; là pourrait être l'une des raisons pour laquelle l'auteur du Quatrième Évangile l'entoura de “mystère”.
        Selon Epiphane de Salamine, Jacques (Jacob en hébreu) était un cohen, un prêtre. qui officiait au temple de Jérusalem. Auteur de l'Epître de Jacques, selon le rôle imparti aux prêtres, par une expression unique dans le Nouveau Testament, il s'inquiétait que soit blasphémé le Nom divin invoqué sur l'assemblée des fidèles (Jc 2.7). Il avait pour frère consanguin Jude le onzième sur la liste des douze apôtres. Lui-même n'y figurait pas car il était plus jeune. Leurs deux parents devaient être une certaine Marie et Clopas qui était prêtre, car  c'est de lui qu'ils tenaient la prêtrise (puisque celle-ci se transmettait de père en fils depuis Aaron). Si donc ils étaient prêtres, ils appartenaient à la tribu de Lévi. Ils n'étaient pas frères consanguins de Jésus qui, lui, relevait, dans la descendance de David, de la tribu de Manassé. Ils étaient ses cousins ; leur père Cléopas était vraisemblablement un frère de la mère de Jésus qui, elle aussi, relevait de la classe sacerdotale en raison de sa parenté avec Élisabeth, une fille d'Aaron.
Le Protévangile de Jacques, un apocryphe du Second siècle, accordait aux parents de Marie de n'avoir eu qu'elle pour enfant. Bien que ne reposant pas sur le témoignage mais sur des considérations pieuses, ce livre eut une forte influence, si bien qu'il fut impossible d'envisager que Marie ait eu un frère. C'est pourtant la solution la plus obvie !

Synthèse

Pour résumer, l'auteur du Quatrième Evangile serait Jean l'Ancien, auteur de l'Apocalypse et des trois épîtres. Recevant le récit de la vie de Jésus de Jacques appelé le frère du Seigneur , il lui donna  des noms d'emprunt: Nathanaël ou le disciple que Jésus aimait. Face au "problème Synoptique", il choisit d'être très libre au niveau littéraire, ne se souciant pas d'écrire un récit historique mais de rendre compte d'une réalité qui subsiste au-delà des apparences.